47
Gordon LeSeur se tut et le hurlement de la tempete, rythme par le crepitement de la pluie sur les vitres de la passerelle, reprit ses droits tandis que les radars et l’electronique de bord ronronnaient inlassablement en emettant leurs bips reguliers.
Personne ne disait mot et LeSeur sentit un vent de panique monter en lui. Il avait franchi le Rubicon en s’alignant sur la position de Mason. Il s’agissait ni plus ni moins d’un suicide professionnel.
L’officier de quart s’avanca, les yeux baisses, les mains croisees sur sa veste d’uniforme. C’etait un marin bourru de la vieille ecole, la personnification du courage et de la resolution. Il se racla la gorge afin de s’eclaircir la voix.
— La premiere responsabilite d’un capitaine est de veiller sur la vie de tous ceux dont il a la charge. L’equipage comme les passagers.
Cutter le regardait fixement en respirant lourdement.
— Je vous suis, capitaine Mason. Nous devons absolument rallier le port le plus proche.
Levant enfin les yeux, il les posa sur Cutter. Celui-ci lui repondit par un regard d’une ferocite presque palpable et l’officier de quart baissa a nouveau la tete sans reculer pour autant.
Le second officier s’avanca a son tour et les deux officiers subalternes firent de meme. Halsey, le chef mecanicien, les imita sans un mot. Tous formaient a present un carre serre sur la passerelle, malgre la gene qui les empechait d’affronter le regard assassin du commandant.
Kemper observait la scene de loin, cloue sur place, le visage anxieux, et Carole Mason s’adressa a lui d’une voix neutre a travers laquelle percait une certaine froideur.
— Monsieur Kemper, nous avons besoin de votre accord, conformement aux termes de l’article 5- Il vous appartient de choisir entre notre position et celle du commandant. Dans le second cas, nous maintenons le cap vers New York et vous devrez en assumer les consequences.
— Je… s’etrangla Kemper.
— C’est une mutinerie, gronda Cutter d’une voix menacante. Une mutinerie pure et simple. En vous mettant de leur cote, monsieur Kemper, vous vous rendez coupable de mutinerie en haute mer. Je veillerai personnellement a votre inculpation pour ce qui est un crime. Vous ne remettrez jamais les pieds sur un bateau de toute votre vie, et cet avertissement est valable pour vous tous.
Mason fit un pas en direction de Kemper a qui elle s’adressa cette fois d’une voix legerement adoucie.
— Vous voila entre le marteau et l’enclume alors que vous n’y etes pour rien. D’un cote, la perspective d’une inculpation de mutinerie. De l’autre, une inculpation d’homicide par imprudence. La vie ne nous fait jamais de cadeau, monsieur Kemper, mais je dois vous demander de choisir.
Le responsable de la securite, le souffle court, frisait l’apoplexie. Il observa successivement Mason et Cutter avec le regard d’un animal cerne. Incapable de trouver une issue, il prononca a toute vitesse :
— Nous devons rallier le port le plus proche.
— Nous ne pouvons nous contenter de votre opinion, monsieur Kemper. Il nous faut une decision, insista Mason.
— Je… je vous suis.
Mason posa sur le commandant un regard froid.
— Vous etes indigne de l’uniforme que vous portez, hurla Cutter. Vous etes la honte d’une tradition millenaire ! C’est inadmissible !
— Commandant Cutter, repliqua Mason, Vous etes releve de votre commandement conformement aux termes de l’article 5 du code maritime. Je vous laisse une derniere chance de quitter dignement cette passerelle, sans quoi je me verrai obligee de vous faire escorter jusqu’a vos quartiers.
— Espece… espece de megere ! Vous etes la preuve vivante que les femmes n’ont pas leur place sur une passerelle de navire !
Sa phrase a peine achevee, Cutter se rua sur la jeune femme qu’il agrippa par le revers de la veste. Les deux sentinelles se precipiterent pour le retenir, mais il les griffa en les abreuvant d’insultes, et ce fut un tigre rugissant que les deux plantons plaquerent au sol avant de lui passer les menottes.
— Espece de salope ! Tu pourriras en enfer !
Comme Cutter se debattait toujours en injuriant tous ceux qui se trouvaient la, il fallut appeler en renfort d’autres sentinelles qui eurent toutes les peines du monde a le maitriser. Enfin, le silence retomba.
LeSeur observait Mason et il fut surpris de lire une lueur de triomphe a peine dissimulee dans son regard. La jeune femme consulta sa montre.
— Je noterai dans le journal de bord que le commandement du Britannia est passe du commandant Cutter au second capitaine Mason a 10 h 50, GMT. Monsieur Kemper, ajouta-t-elle en se tournant vers le responsable de la securite. J’aurai besoin de l’ensemble des cles, des mots de passe et des codes d’acces aux differents systemes de navigation et de securite du navire.
— Bien, monsieur.
— Et maintenant, conclut-elle a l’adresse de l’officier de navigation, je vous demanderai de reduire la vitesse a vingt-quatre noeuds et de mettre le cap sur Saint John’s a Terre-Neuve.